Cassandre ~

C'était une belle journée qui débutait pour Cassandre, bien que toutes fussent bonnes à ses yeux. Elle écoutait, assise en bout de table, à la place de la matriarche qu'elle était, ses cousins, cousines et neveux qui égrenaient les nouvelles. L'une des plus jeunes frissonnait : « Les humains ? Ici ? Mais à quoi ont-ils pensé ? Des humains ! » L'adolescente tempêtait autant que son pouvoir crépitait dans l'air. Déjà la magie rouge qui coulait dans ses veines s'agitait, et influait les plus faibles de la pièce.
« Je ne comprends pas comment ils ont pu se dire que c'était une bonne idée ! » S'offusqua un neveu de Cassandre. Elle aimait bien ce petit, mais il était bien trop influençable. La dispute se profilait à l'horizon tandis que gonflait le mécontentement : « Cela fait des siècles que Kadykchan offre un asile aux gens comme nous, et l'on veut nous imposer nos persécuteurs ? Jamais ! » L'un des cousins de la matriarche s'était levé et avait frappé sur la table du poing. Guérisseur de son état, il était aussi le frère cadet du défunt époux de Cassandre, et se défiait de l'autorité de sa cousine désormais, soupçonnant qu'elle ait tué son bien aimé, peut-être, ou regrettant qu'elle ne l'ait pas choisi, lui, pour époux.

Cassandre avait porté sa tasse de café aux lèvres, et en prenait une gorgée tout en percevant la colère dans la pièce. Le petit déjeuner était, de toutes façons, compromis, aussi reposa-t-elle avec lenteur, et une infinie tendresse, le récipient de porcelaine qu'elle avait entre les doigts.

« Je ne t'invite pas à ma table pour que tu fasses des esclandres dès l'aurore, Aleksandr... » laissa-t-elle tomber d'une voix douce, mais néanmoins suffisamment tranchante pour laisser percevoir un vague agacement.

« Mais… ma tante... » C'était la jeune nièce qui avait lancé ce houleux débat, probablement dans l'espoir de plaire à la matriarche, celle-ci le devinait à présent. « Ne nous avez-vous pas dit que nous avions quelque chose en plus des humains ?
- Si, parfaitement.
- Cela ne signifie-t-il pas qu'ils nous soient en quelque sorte… inférieurs ?
- Bien entendu.
- … Et vous n'êtes pas outrée de l'arrivée de ces gens ?
- Pourquoi le serais-je ? T'offusques-tu lorsque tu croises un cerf ? Un chat ? Un oiseau ? Les humains ne sont que d'autres animaux.
- Mais ils sont dangereux !
- Pas tous. Certains sont intelligents, raisonnés. Ceux-là, nous devons leur laisser une chance de s'élever, non pas par la magie, puisqu'ils n'en sont pas capables, mais au moins par l'érudition et la sagesse. »

Le silence s'installa. Cassandre s'était aidée un peu, il était vrai, de ses facultés. Elle savait se rendre persuasive, même pour ses paires. Ses pouvoirs s'étaient manifestés assez tardivement. Pendant des années, elle avait guetté, et son père avait redouté que son unique enfant ne fût pas capable de magie… Mais elle l'était!Oh, ça, elle l'était vraiment ! Ses facultés avaient pris une place écrasante à la puberté. Subitement, l'enfant taciturne qu'elle était s'était vue courtisée de tous, convoitée, désirée, alors qu'on la laissait, auparavant, volontiers dans ses livres. Ce pouvoir de séduction avait été compliqué à maîtriser, et Cassandre n'y parvenait pas toujours. Plusieurs fois, lorsqu'elle était adolescente, elle avait du se dépêtrer de tentative de séduction brutales qui avaient contribué à l'effrayer, et à la faire se réfugier autant que possible dans ses livres pour comprendre, apprendre, maîtriser ce qu'elle était.

Cette femme avait toujours eu une affinité avec la magie rouge, et elle n'était venue qu'aux autres pratiques plus tardivement. Si sa famille comptait un grand nombre de guérisseurs de talents, Cassandre n'avait pas de goût particulier pour la souffrance du corps, et elle laissait à d'autres le soin de s'occuper des meurtrissures des chairs. Elle n'avait, cependant, pas son pareille pour panser les âmes de sa douceur et de sa sollicitude. Malgré son dédain pour la magie verte, elle s'était faite un nom par sa clairvoyance, sa finesse d'analyse, et sa capacité à sauver les gens…

Milena Katherina Andrioukhine, dite Cassandre, avait à son actif un nombre impressionnant de miracles. Tout comme elle avait ramené le calme autour de la table du petit déjeuner, on lui avait prêté de nombreuses guérisons sensationnelles de l'âme. L'histoire la plus connue était celle des amants Andrioukhine. La jeune Milena avait alors dix sept ans, et se passionnait déjà pour l'étude des langues anciennes. Deux de ses cousins, Viktor et Aleksandr, étaient venus lui rendre visite pour la même raison, cette raison souveraine dans toutes les familles dont on aimait à préserver la pureté du sang : une demande en mariage. L'adolescente les avait écoutés avec grande attention. Le premier lui promettait fidélité et prouesses, le deuxième renchérissait en lui offrant son coeur et son talent littéraire. Aucun des deux ne semblait trouver grâce à ses yeux ; la jeune Cassandre les sondait, en réalité, les laissait s'enhardir dans leurs promesses, et guetter le moindre signe de sa part. Elle n'en donna aucun, alors ils s'en allèrent.
Ils étaient revenus le lendemain, et puis le jour suivant, et encore celui d'après. En réalité, Cassandre avait déjà fait son choix. Elle appréciait ses deux cousins, mais avait percé à jour plus particulièrement l'aîné, Viktor, dont elle devinait, sous la tendresse et la douceur, une profonde blessure de l'âme.